Artiste & Entrepreneuriat – Rencontre avec Laurie Demir

Artiste & Entrepreneuriat – Rencontre avec Laurie Demir

Chez Alternatif-Art, nous croyons que l’entrepreneuriat artistique est l’une des formes les plus puissantes de création contemporaine.
Aujourd’hui, nous vous proposons de découvrir le parcours inspirant de Laurie Demir, alias LORIG, artiste-designer et entrepreneure innovante.
Créatrice du matériau KAMI-KAMI, elle incarne une nouvelle génération d’artistes qui font de leur démarche créative un véritable projet entrepreneurial, à la fois sensible, engagé et porteur d’impact.


Qui est Laurie Demir ?

Diplômée des Beaux-Arts d’Angers, Laurie Demir développe un travail au croisement de l’art, du design et de l’innovation durable.
Fascinée par les objets du quotidien et la capacité des matériaux à traverser les époques, elle a orienté sa pratique vers la création de matières nouvelles, sensibles et respectueuses de l’environnement.

En 2020, elle invente le KAMI-KAMI, un matériau 100 % naturel réalisé à partir de cheveux et de poils d’animaux revalorisés.
Cette innovation l’amène à structurer son activité de manière entrepreneuriale, en intégrant des réseaux professionnels, en participant à des salons comme Maison & Objet et en remportant plusieurs prix, dont le Prix Jeune Entreprise et le Coup de Cœur du Public lors du concours CréArgenteuil en 2025.

Aujourd’hui, Laurie construit une entreprise à son image : engagée, créative et tournée vers l’avenir, où chaque projet est pensé dans une logique de durabilité et d’impact positif.

Son site : lorig.fr
Son compte Instagram : @lorigdesign


Interview exclusive de Laurie Demir

Laurie, pouvez-vous nous présenter votre parcours et nous expliquer ce qui vous a menée à devenir artiste-designer ?

J’ai toujours voulu faire de la création mon métier. Mon moyen d’expression a toujours été le dessin, la peinture, la photographie, la création : c’est ainsi que je donne forme à mes idées et que je les rends tangibles. Très jeune, j’étais fascinée par les objets du quotidien, ceux que l’on utilise sans même y penser, mais qui traversent les époques. Je me passionnais pour leur histoire, je cherchais à comprendre comment et pourquoi ils avaient traversé le temps, ce qui les rendait si ancrés dans nos vies. Cela a nourri ma curiosité, mon attention aux détails et mon envie de concevoir à mon tour des choses durables et singulières. Mon parcours s’est donc naturellement orienté vers les arts appliqués puis j’ai intégré les Beaux-Arts d’Angers où j’ai effectué tout mon cursus, jusqu’au Master (DNSEP) que j’ai obtenu en 2022. J’ai choisi cette école précisément parce qu’elle proposait un enseignement croisé entre art, design d’objet et architecture. J’avais besoin de cette richesse de pratiques et de regards pour construire mon propre langage.
Ce que j’ai trouvé dans l’approche du design aux Beaux-Arts, c’est une liberté d’expérimentation, une ouverture à des problématiques concrètes — liées aux usages, aux pratiques sociales, ou aux contextes — et une réflexion constante sur le positionnement du créateur face à ces enjeux. Ce n’est pas un design purement fonctionnel, mais une manière d’interroger le monde et de proposer des alternatives sensibles, engagées et singulières.
Le lien entre art et design est au cœur de ma pratique. J’ai toujours cherché à préserver une approche sensible, ancrée dans la création artistique, même lorsque je conçois des objets ou des matériaux. C’est ce dialogue entre disciplines qui nourrit mon travail et m’a menée à me positionner en tant qu’artiste-designer.

Vous êtes la créatrice du matériau KAMI-KAMI. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette invention et sur ce qu’elle permet de créer ?

Le KAMI-KAMI est né en mars 2020, pendant le premier confinement. À ce moment-là, je n’avais plus de papier chez moi — et il m’en fallait pour écrire mon attestation de sortie. J’ai alors cherché ce que je pouvais utiliser pour en fabriquer. C’est là que j’ai pensé à mes propres cheveux. Après de nombreuses expérimentations, j’ai réussi à créer le premier prototype du KAMI-KAMI.
Ce geste, qui peut sembler anecdotique, a été fondateur. Car au-delà de l’expérience technique, ce projet est intimement lié à mon histoire personnelle : je suis atteinte d’alopécie, je perds mes cheveux. Concevoir un matériau à partir de ce que je perds chaque jour, c’était une façon de redonner de la valeur à cette matière souvent perçue comme un rebut. Ce projet est donc né d’une recherche de sens, d’un besoin de transformation, à la fois intime et symbolique.
J’ai ensuite intégré ce projet à mon mémoire de fin d’études, en menant un travail de recherche historique et anthropologique sur l’usage des cheveux au fil du temps. Longtemps, ils ont été utilisés dans des objets intimes, symboliques, voire rituels… Leur rejet est culturellement très récent.


Aujourd’hui, le Kami-Kami est un matériau 100 % naturel, biodégradable et fait à partir de fibres kératiniques revalorisées — cheveux ou poils d’animaux issus de salons de coiffure ou de toiletteurs. Il permet de créer une grande diversité de rendus et d’usages, selon la teinte, la longueur et la nature des fibres. On peut l’utiliser comme papier d’art, textile non tissé, revêtement mural, support de marqueterie, pour du mobilier, des luminaires, du packaging, de la communication …
Mais le Kami-Kami est aussi un projet engagé. Il s’inscrit dans une démarche écologique concrète : chaque année, en France, plusieurs milliers de tonnes de cheveux et de poils sont incinérés. Ces matières, qui pourraient être valorisées, posent aujourd’hui de réels problèmes environnementaux et sanitaires. Il n’existe pas encore de filière de revalorisation structurée, mais les choses commencent doucement à évoluer. Le Kami-Kami s’inscrit dans ce mouvement, avec une approche à la fois artisanale, artistique et circulaire, en révélant les possibilités d’une matière généralement négligée et en affirmant une autre manière de créer à partir de l’existant.

Le 13 mars, vous avez remporté un prix lors du concours « CréArgenteuil ». Que représente cette reconnaissance pour vous, en tant qu’artiste et entrepreneure ?

Recevoir à la fois le premier prix « Jeune entreprise » et le prix « Coup de cœur du public » a été un moment très fort. C’est une forme de reconnaissance précieuse, qui arrive après plusieurs années de travail, de recherche et de persévérance. Depuis mon diplôme, je n’ai cessé de développer le Kami-Kami : je teste, j’expérimente, je décline cette matière dans des formats variés — du papier à la tapisserie, du textile à la marqueterie. Le champ d’exploration est immense.
Cette reconnaissance montre que la matière interpelle, qu’elle suscite de la curiosité et qu’elle peut contribuer, à son échelle, à nourrir des pratiques de création plus engagées. Le fait d’avoir aussi été soutenue par le public est très encourageant. Cela montre que la sensibilisation autour du projet trouve un écho.
Et d’un point de vue entrepreneurial, cela me permet d’avoir plus de visibilité, d’élargir mon réseau, d’être accompagnée dans le développement du projet. Ça m’aide à prendre confiance, à structurer les prochaines étapes.

À quel moment avez-vous compris que votre démarche artistique pouvait aussi devenir une aventure entrepreneuriale ?

Je crois que le déclic a eu lieu quand j’ai intégré pour la première fois une matériauthèque, celle de MateriO à Paris. Grâce à cela, j’ai pu présenter le Kami-Kami lors d’une exposition à Maison & Objet en 2022. Ce qui a été marquant, c’est l’intérêt que la matière a suscité, y compris en dehors du champ artistique. Des architectes, designers, créateurs y ont vu un potentiel pour leurs propres projets. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il fallait que je pense aussi le projet dans une logique de transmission, d’ouverture vers d’autres usages, d’autres acteurs.
L’entrepreneuriat s’est donc imposé naturellement. J’ai compris que si je voulais faire vivre cette matière, il fallait créer un cadre pour qu’elle puisse circuler, être utilisée, valorisée par d’autres. Et cela m’a amenée à repenser aussi ma manière de communiquer : rendre visible mon travail, l’expliquer, le rendre accessible, sans jamais renier sa part artistique.

Quelles sont les spécificités ou les défis lorsqu’on entreprend en tant qu’artiste, notamment avec un matériau innovant comme le vôtre ?

Un des défis majeurs, c’est qu’on ne m’attend pas. Ni moi, ni la matière. Le Kami-Kami est un matériau singulier, qui ne rentre pas dans des cadres prédéfinis. Il faut donc sans cesse justifier, expliquer, faire comprendre sa légitimité, sa pertinence. Il n’existe pas de case déjà faite pour ce type de création hybride.
Cela demande un travail de sensibilisation permanent : expliquer en quoi cette fibre, souvent perçue comme rebut, peut devenir précieuse. Valoriser sa dimension écologique, mais aussi esthétique et technique. Montrer que ce matériau peut répondre à des besoins concrets, tout en conservant une forte dimension sensible.
Mais c’est aussi ce qui rend l’aventure passionnante. Je développe la matière moi-même, je la connais intimement, et je peux l’adapter selon les besoins. C’est un vrai atout, mais cela demande aussi beaucoup de travail et de rigueur pour la faire reconnaître.

Comment avez-vous appris à structurer votre activité pour en faire une entreprise viable ?

Je dirais que j’ai appris en avançant. Cela fait cinq ans que j’ai démarré le projet, et deux ans et demi que je suis diplômée. Depuis, je multiplie les tests, les candidatures, les formats. J’ai aussi eu la chance d’être accompagnée par un mentor, qui m’aide à prendre du recul sur le projet, à poser les bonnes questions, à ne pas rester enfermée dans mon atelier.
J’ai aussi participé à des résidences, notamment en Indre-et-Loire, où j’ai exploré le filage à partir de poils d’animaux. Cela m’a amenée à créer mes propres outils, comme un fuseau, rouet, et à adapter ma pratique à des problématiques locales. J’ai compris que mon projet pouvait répondre à des besoins concrets, et qu’il fallait structurer cette réponse.
J’ai appris à affiner mes présentations, à adapter mon discours selon les interlocuteurs. Et aujourd’hui, je suis sur le point d’intégrer un incubateur, ce qui va me permettre d’aller encore plus loin dans cette structuration.

Diriez-vous que l’entrepreneuriat limite ou stimule votre créativité ?

C’est un peu des deux. Il y a des moments où cela peut sembler contraignant, notamment lorsqu’il s’agit de structurer, d’organiser, de répondre à des appels à projet ou à des demandes spécifiques. Mais cela stimule aussi énormément. Cela me pousse à sortir de ma zone de confort, à penser autrement, à donner une autre ampleur à mon travail.
L’entrepreneuriat me permet aussi d’aller à la rencontre de publics variés, de penser des applications concrètes pour ma matière, tout en gardant une grande liberté dans ma recherche plastique.

Quels sont, selon vous, les avantages d’inventer son propre matériau en tant qu’artiste ? Et les contraintes ?

L’un des plus grands avantages, c’est la liberté. Je conçois le Kami-Kami de A à Z. Je le fabrique, l’adapte, le transforme. Cela me permet d’en maîtriser toutes les dimensions : esthétiques, techniques, écologiques. Je peux faire varier l’épaisseur, la texture, la teinte, la densité… Je peux répondre à une fonction comme à une intention artistique.
Mais c’est aussi une contrainte, car je dois tout créer moi-même. Il n’y a pas de fournisseur, pas de chaîne de production déjà existante. Il faut tout mettre en place, tout penser, tout fabriquer. Cela demande une énergie considérable. Et il faut convaincre que cette matière a une vraie légitimité.

Comment avez-vous développé vos premiers partenariats ou collaborations autour de KAMI-KAMI ?

Au début, j’ai dû aller sur le devant de la scène, aller à la rencontre, me présenter, persévérer. Par exemple, pour intégrer la première matériauthèque, j’ai pris contact très tôt, avant même la fin de mes études. J’ai participé à des événements, je suis revenue plusieurs fois, j’ai parlé de mon travail jusqu’à ce que le projet soit repéré. Cela a pris près d’un an mais ça a payé : peu après mon diplôme, le Kami-Kami y a été référencé.
Ensuite, certaines choses sont venues plus naturellement, par le bouche-à-oreille. Mais cela reste un travail de fond. Il faut se montrer, créer, continuer à produire. Je n’ai jamais cessé de faire évoluer mes réflexions, mes projets et le matériau.

En quoi votre démarche artistique répond-elle à des besoins ou enjeux contemporains (écologie, design durable, inclusion, etc.) ?

Le Kami-Kami repose sur la revalorisation de matières considérées comme des rebuts, qui finissent souvent enfouies ou incinérées. C’est là que se posent de réels enjeux environnementaux et sanitaires. Ces fibres kératiniques, comme les cheveux ou les poils d’animaux, sont en réalité une ressource, mais elles sont encore très rarement perçues comme telle.
Je récolte l’ensemble de ces fibres localement, en collaboration avec des salons de coiffure ou des toiletteurs. Chaque fibre est ensuite triée minutieusement à la main selon sa longueur, sa teinte et sa texture. Rien n’est écarté : tout est transformé et intégré à la création. Ce processus demande du temps, mais il permet d’adapter précisément la matière aux usages visés.
La matière est conçue de manière à être 100 % naturelle. En fin de vie, plusieurs options sont possibles : elle peut être recyclée pour créer un nouveau support Kami-Kami, ou être réutilisés dans un autre savoir-faire qui est celui de la marqueterie. Et puisque le matériau ne contient aucune pétrochimie, il peut aussi retourner à la terre comme amendement organique, car il est naturellement riche en azote.
Quand des teintes spécifiques sont nécessaires, je travaille avec des teintures végétales issues de plantes tinctorielles. L’ensemble de cette démarche s’inscrit dans une recherche de slowdesign, de réemploi et d’exploration créative à partir de ressources déjà existantes.

Quels conseils donneriez-vous à un·e artiste qui souhaite développer un projet innovant mais ne sait pas comment le transformer en activité entrepreneuriale ?

Deux choses : bien s’entourer et faire preuve de persévérance. Seul, on peut vite perdre le fil ou se sentir isolé. Parler de son travail, recueillir des avis, se confronter à d’autres regards, c’est essentiel. C’est aussi comme ça qu’on se construit un réseau.
Et surtout, ne pas lâcher. C’est souvent long, parfois décourageant, mais si l’on croit en son projet, il faut continuer, s’adapter, apprendre. C’est la régularité et l’engagement dans la durée qui finissent par porter leurs fruits.

Quels outils ou réseaux vous ont été utiles dans votre développement ? Avez-vous été accompagnée ?

Oui, je suis actuellement accompagnée par un mentor, et je vais prochainement intégrer un incubateur, ce qui va m’apporter un cadre structurant. J’ai aussi la chance de faire partie d’un réseau d’artistes dans ma ville, qui m’aide à ne pas être seule, à échanger, à partager des retours d’expérience.
C’est en échangeant avec des profils variés — artistes, designers, architectes, institutions — que j’ai compris que mon matériau pouvait répondre à des usages très différents. Cela m’a poussée à proposer le Kami-Kami en dehors de ma pratique personnelle, sous forme de collaborations ou de prestations.

Quels sont vos projets actuels ou à venir autour du matériau KAMI-KAMI ?

Je prépare actuellement deux projets : une exposition dans le cadre d’un festival écologique en juin, et une exposition personnelle à la galerie des Ateliers du 5 prévue en novembre. Ces deux expositions sont complémentaires : elles me permettent d’explorer à la fois les usages environnementaux de la matière et son potentiel artistique.

Enfin, qu’est-ce qui vous fait vibrer aujourd’hui : l’acte de créer, celui d’innover, ou celui d’entreprendre ?

Les trois sont liés. Créer, c’est ce qui me fait me sentir vivante. Innover, c’est ce qui m’anime dans ma pratique : je cherche à faire différemment, à proposer une alternative. Et entreprendre, c’est ce qui me permet de faire exister tout cela dans le réel, de partager, de transmettre.
Je ne pourrais pas faire l’un sans les autres. Mon projet est né de la création, il s’est structuré par l’innovation, et il se développe aujourd’hui grâce à l’entrepreneuriat.

Conclusion

À travers son parcours, Laurie Demir nous montre que l’entrepreneuriat n’est pas une contrainte pour l’artiste, mais au contraire une formidable opportunité d’amplifier l’impact de sa création.
Avec son matériau KAMI-KAMI, elle réussit à allier exigence artistique, engagement écologique et innovation, tout en construisant une aventure entrepreneuriale fidèle à ses valeurs.
Son témoignage inspire celles et ceux qui souhaitent conjuguer création et entreprise, dans un monde en quête de sens et de durabilité.


Pour aller plus loin :

👉 Retrouvez Laurie Demir sur son site officiel : lorig.fr
👉 Vous pouvez également nous écrire via Alternatif-Art : nous nous ferons un plaisir de transmettre votre message à l’artiste.

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