Le geste comme mémoire vivante : comment l’art rend visible l’invisible. Interview de Caroline Henry

Le geste comme mémoire vivante : comment l’art rend visible l’invisible. Interview de Caroline Henry

Caroline Henry est une artiste plasticienne du mouvement qui place le corps et le geste au cœur de sa création. Formée au cinéma documentaire, à la danse et à la photographie argentique, elle explore les liens invisibles entre disciplines pour donner forme à ce qui échappe aux mots.

Lauréate du Prix Zoom du public au Salon de la Photo 2023 pour sa série Ce que tu vis seulement te trace, elle expose en France et à l’international, notamment au Japon. En résidence à la Cité internationale des arts de Paris, elle développe Une plus longue distance, une installation multimédia qui interroge la mémoire, le temps et le dialogue entre le corps et la technologie.

Son travail, à la croisée de la photographie, de la danse et de l’anthropologie, invite à une expérience sensible où l’art devient mémoire vivante.

Dans cet entretien accordé à Alternatif-Art, elle partage sa vision, ses inspirations et la manière dont ses œuvres invitent le spectateur à une expérience intime et universelle.

Le parcours et la vision

Alternatif-Art : Vous avez une trajectoire singulière, du cinéma documentaire à la danse, de l’artisanat à la photographie. Qu’est-ce qui relie tout cela dans votre démarche artistique ?

Il me semble avant toute chose, qu’il existe une multitude de ponts entre les disciplines et les arts. Si notre culture s’est efforcée à un moment de les classifier, de les ordonner, de les encyclopédiser, je pense qu’il est grand temps d’en revenir au sensible et aux liens énigmatiques qui unissent les choses et les êtres.

Je crois avoir senti cela au début, comme une intuition, comme un appel à apprendre tous azimuts, pour faire émerger cette pluralité de passerelles. Et plus j’avance, plus je le vérifie. J’ai eu la chance d’être initiée tôt au travail du corps, pour des raisons familiales, dans l’artisanat du chocolat. A chercher parmi les gestes, le plus juste, celui qui permet la bonne réalisation d’un processus. Tous ceux qui ne sont pas justes d’ailleurs sont rejettés par la matière. J’ai commencé tôt à 13 ans pendant les vacances et plus tard à mi-temps, jusqu’à l’âge de 28 ans. C’est le corps et l’observation, dans leur rapport à la matière, qui orientaient tout. J’ai perçu une acuité propre au corps. On fait, on refait et soudain le geste devient autonome. Ensuite, j’ai l’impression que la justesse se manifeste comme un courant dans le corps. C’est complexe à définir, cela se sent et je pense, se voit. Les cultures asiatiques et africaines l’ont formulé de plusieurs façons, ont ce savoir subtil propre au corps.

Il y a donc eu cette impulsion liée à l’artisanat du chocolat, et assez rapidement, simultanément, la danse, qui la prolonge, qui la libère sans doute, cette fois sans fabrication d’objet, rien que des gestes pour ce qu’ils sont.

Après, ce que j’aime dans le cinéma documentaire, c’est cette capacité à capter les gestes, les tours de main, l’indicible du travail par celles et ceux qui le font. L’image en mouvement est la plus à même de capter l’intelligence du geste. Le lien est également ici. 

Ensuite, la danse, quand on filme, aide à trouver sa place dans l’espace, puis à s’appuyer tantôt sur le mouvement, tantôt sur l’équilibre. La photographie est arrivée en même temps que le cinéma, partant de ce fort désir de savoir l’origine des choses, d’aller chercher du côté de la source. J’avais de la chance, en ce temps-là, il existait près de chez moi un laboratoire où œuvrait l’artiste Michel Serre. Une grande rencontre dans mon parcours. A la fois artiste prodigieux qui évolue en de multiples pratiques et une personnalité remarquable. La découverte enfin, d’un autre artisanat de l’image.

Si l’on y regarde de plus près, on retient parmi toutes ces expériences que c’est le corps qui anime et pilote toutes ces pratiques. Et parallèlement, n’ayons pas peur des ponts ! je me passionnais pour la recherche anthropologique. Comment toutes les cultures, avec un génie infini, répondent et reformulent nos besoins fondamentaux. Mais la matière scientifique, celle des idées me paraissait trop malléable, trop illimitée et déconcertante. Je préfèrais décidément les limites du corps et ses capacités cachées.

Alternatif-art : Quelles valeurs souhaitez-vous transmettre à travers vos œuvres ?

Je n’aurais pas spontanément employé le mot valeurs pour parler de ce que les œuvres peuvent diffuser. J’espère qu’elles véhiculent cette confiance faite au corps dans sa capacité à révéler ce qui n’est pas formulé, nos profondeurs, nos singularités, nos rêves aussi.

L’art comme expérience sensorielle et humaine

Alternatif-art : Votre pratique part du geste et du corps. En quoi cela enrichit-il l’expérience du spectateur, notamment pour quelqu’un qui découvre vos œuvres pour la première fois ?

J’aime beaucoup cette question. Vous avez percé le cœur de ma démarche. Oui, j’ai le sentiment que cette pratique qui part du geste et du corps enrichit l’expérience du spectateur dans la mesure où elle part de ce que nous avons de plus partageable : le corps. Communément, si nous n’avons pas affaire à un corps empêché, nous avons toutes et tous les mêmes membres à apprivoiser pendant de longues années dans l’enfance. Apprendre à marcher, sauter, courir, faire l’expérience du sol, se relever, tomber, cette expérience est sans doute, même à partir de corps tous différents, ce qui existe de plus universel. Nous avons en partage ce que signifie dans le corps lever une jambe et tenir l’équilibre sur une autre. 

Au delà de cette expérience et sensibilité partagées, avec les années de danse et d’artisanat, j’en suis arrivée à éprouver une mémoire, une intelligence propres au corps, qui n’est pas celle de notre cerveau. En travaillant à partir du corps, progressivement, on accède à des éclats de cette acuité. Et je suis certaine que les spectateurs et spectatrices perçoivent ces petits conquêtes indicibles. Le corps parle à tous les corps.

Alternatif-Art : Vous avez travaillé auprès des Souffleurs d’images. Comment cette expérience de médiation avec les publics aveugles et malvoyants influence-t-elle votre approche de l’art ?

En effet, mon expérience avec les Souffleurs d’Images, l’accompagnement de personnalités malvoyantes ou aveugles aux spectacles vivants et musées, a changé profondément mon rapport au monde, puis à l’art. J’ai appris déjà de ces personnalités une forte présence aux autres et aussi un sens aïgu de la délicatesse. En lien avec des personnes en situation de handicap, on soigne particulièrement les mots que l’on choisit. Et après, en déployant des amitiés avec certaines et certains, en essayant souvent de me mettre à leur place pour les comprendre, j’ai expérimenté d’autres formes de perception, qui ne passent donc pas par le visible. On cherche plus du côté des sons et du toucher, finalement du corps, cette grande caisse de résonance qui est la nôtre.

Le rapport au public et au temps

Alternatif-art : Quand vos œuvres voyagent et rencontrent des publics différents, qu’est-ce qui vous touche le plus dans ces échanges ?

Le sel de mon travail est là, je pense, dans le voyage des œuvres et leur rencontre avec d’autres sensibilités, avec d’autres points de vue sur le monde. J’ai la sensation de ne pas bien connaître toutes les ramifications qui animent mes travaux. De plus en plus, avec le temps et les retours, j’en reconnais les grandes lignes, elles m’ont été offertes par les regards de celles et ceux qui s’expriment à leur égard. C’est même assez troublant. Avant d’amorcer un projet, je ne rassemble pas de mots, pas de note d’intention. J’ai plutôt des visions, des images qui me viennent. Mon travail va chercher ensuite à tâtons à s’en rapprocher. Le rapport au langage et aux mots vient beaucoup plus tard, au moment de l’exposition, des publications, des envois de dossiers à destination des résidences ou festivals. Même si je ne suis pas fâchée avec les mots, bien au contraire, je lis énormément de poésie et essaie d’en apprendre par cœur autant que possible.

Le voyage au Japon de Ce que tu vis seulement te trace, cette série d’autoportraits dansés en nature sauvage, s’est révélée une forte expérience, les impressions là-bas tournaient autour du rapport au vivant, tout cela m’a beaucoup touchée. La série est fondamentalement partie de là. Les publics japonais l’ont perçu, je l’avais un peu mis de côté en cheminant, j’ai pu renouer avec.

Alternatif-Art : Quelle place occupe le temps dans votre travail, entre l’instant du geste, la mémoire et la trace laissée par vos œuvres ?

Je tiens absolument à travailler dans le temps long. Plus volontiers en pellicule pour les images fixes et en mouvement. Il en découle un oubli de ce qui a été vécu au moment de la prise de vue, et aussi souvent, de ce qui a été photographié. Je pense aux étendues intermédiaires, ces multiples expositions de paysages entièrement guidées par le corps sur pellicule 6×6. Déjà au moment de la prise de vue, il est difficile d’avoir une idée de l’image qui sera fixée, disons que ce sont surtout la lumière, les ombres et le support qui vont décider. Après avec les mois ou les années qui défilent avant de découvrir les images, il y a un véritable voyage dans le temps. Une forme d’oubli qui est prisée, pour pouvoir bien plus tard appréhender ce que la photo porte en elle, sans son vécu on pourrait dire. Comme cela, elle évolue à l’écart des évènements qui la fantasment au moment de sa conception. Et c’est fantastique enfin de la voir surgir un jour, quand notre regard a changé, quand d’autres évènements même la regardent. Il faut fouiller en soi pour reconstituer une telle image. Et on ne trouve pas toujours ce qui l’a inititée. Au fond, les images vivent leur vie et nous la nôtre.

Inspirations et projets à venir

Alternatif-Art : Quelles sont aujourd’hui vos principales sources d’inspiration ?

Aujourd’hui, je dois dire ma première source d’inspiration est le nouveau lieu où j’habite. En milieu rural, depuis 2 ans, dans une maison où je suis passé dans l’enfance. Elle m’apprend à connaître d’où je viens, qui sont mes voisines et voisins, qu’est-ce que cela veut dire d’habiter là, quels sont les rapports humains qui en émanent. Il y a aussi de nombreuses forêts qui nous entourent. Et je sais que mes ancêtres sont passés par là.

Il y a encore et toujours la danse, son evanescence, sa quête permanente de justesse.Et aussi, le cinéma muet quand je rejoins Paris, ses liens étroits avec la danse, une forte expression des corps et une profonde recherche dans la mise en scène. Puisqu’il manquait un sens à cet art, il fallait ruser, inventer de nouvelles formes pour raconter des histoires.

Alternatif-Art : Quels sont vos projets à venir (livre en conception, expositions, résidences) et comment souhaitez-vous qu’ils prolongent votre démarche ?

J’aimerais beaucoup réaliser un livre qui réunisse plusieurs travaux, qui les relient subtilement. Je manque cruellement de temps pour m’y consacrer pleinement, hélas. Et puis j’aimerais approfondir leur dialogue avec les mots, la poésie.
L’aventure des étendues intermédiaires se poursuit. Je continue d’emporter partout mon fidèle/infidèle Holga, fidèle par sa présence mais infidèle dans sa captation du visible. Après exploration des techniques historiques de tirages aux pigments et du cynaotype, j’ai le projet de créer un laboratoire à la maison pour prolonger au moment du tirage cette expérience multicouches de l’image. Ces techniques apprises avec Carlos Barrantes, Mustapha Azeroual et Laurent Lafolie ont trouvé un écho fantastique à la multi-exposition des étendues. Couches de mémoire, couches de temps, de sens, une géologie sensible.Je souhaite reprendre aussi mes recherches mêlant corps et projection d’images en mouvement initiée à la Cité des arts avec l’installation Une plus longue distance. J’espère y mettre de la couleur cette fois. J’ai dans mes archives d’incroyables kodachromes et ektachromes super8 qui ne demandent qu’à être dansés.Enfin je vais promener ma chambre photographique en forêt. Récemment, j’ai été touchée par la blessure d’un arbre qui s’est brisé en chutant. Il en résulte une sculpture inouïe, presque un chant, qui recoupent force et fragilité.

Alternatif-Art : Une phrase clé pour résumer votre démarche artistique.

La phrase alors que j’ai donné en conseil aux photographes de 25 ans d’aujourd’hui, publiée avec un photogramme super8 récolté en Bolivie dans le #90 du magazine de l’air de cet été : partir, rester éperdument curieuse/curieux et trouver le chemin de l’insaisissable écoute

Conclusion

À travers ses mots comme à travers ses images, Caroline Henry nous rappelle combien l’art peut révéler ce qui se cache dans les profondeurs du corps et de la mémoire. Son travail, nourri d’une curiosité insatiable et d’un rapport sensible au temps, continue d’ouvrir des espaces de rencontre et d’écoute.

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